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TUNIS, 1930
A été présenté la semaine passée à Paris, à l’Institut du Monde Arabe (IMA), le dernier film de fiction élaboré à partir de matériaux historiques puisés dans le Tunis des années 1920-1930, d’où le titre Thalathûn/Trente.

Malgré sa densité et la part de l’implicite qui en préserve le secret, cette œuvre fut accueillie avec fascination et recueillement par un public où se mêlaient aux Tunisiens de Paris des amis de multiples horizons et autres aires de civilisation, Japon, Amérique du Nord et du Sud, Inde, Machrek, Europe Centrale. Et j’étais heureux par l’accueil ému des étrangers car lorsqu’un Tunisois voit ce film, il pense qu’il est le seul à pouvoir en saisir toutes les nuances, toutes les finesses, toutes les allusions, toutes les références furtives, celles-là mêmes que nous avons captées et enregistrées dans notre enfance et que nous retrouvons ici avec délectation.
Tels les signes qui émanent de l’espace aulique, révolu et oublié depuis la destitution du bey en 1957. Tels d’autres signes renvoyant aux rites et cérémonies entretenus dans l’aire patricienne commandée par les normes diffusées par la Mosquée de la Zitouna, vénérable institution dont l’influence perdura de l’époque médiévale jusqu’à notre enfance des années 1950, elle aussi dissoute en 1957 par le moderniste Etat national postcolonial.
Tels encore les gestes de haute précision qui peuplent les ateliers d’où sortent les chéchias, dans le souk du dix-septième siècle qui leur fut dévolu, site qui avait accueilli les artisans et les patrons venus d’Andalousie, ces derniers musulmans d’Espagne, Morisques contraints à l’expatriation suite à l’édit royal catholique de 1609, expulsés dont une partie a été reçue à Tunis intra-muros et en son arrière-pays septentrional par la Régence ottomane alors sous l’autorité de la dynastie locale des Mouradites.
L’empreinte autobiographique
On frissonne au chuintement des brosses sur le feutre teinté de pourpre, prenant la forme d’une calotte aux parois à demi raides, couvre-chef qui reçoit son avant-dernier soin pour le découvrir ensuite entre les mains qui le plient et le destinent avec précaution et caresse amoureuse à l’emballage. La collaboration du son et de l’image créent la sublimation de l’objet. Nul doute, par cette apparition qui dure un temps très bref, Fadel Jaziri rend-il hommage à sa propre généalogie enracinée dans cette descendance andalouse articulée à la fabrique des chéchias. C’est le signe que la fiction reste marquée par l’empreinte autobiographique.
Et la densité de l’évocation reproduit rarement ce qui reste visible de ce fonds historique dans la cité. Car le vestige patrimonial témoigne du monde invoqué sur un mode dégradé ou à tout le moins vidé de son sens originel. Pour retrouver la plénitude du sens, Jaziri a tout reconstitué, tout recomposé. Surdétermination, condensation, déplacement agissent dans ces reconstitutions où le décor de studio a pour tâche non pas de reproduire la mémoire mais de la reconstruire. C’est pour cette raison que les scènes de ce film se voient comme si elles étaient séquences de rêves. Nous sommes face aux produits d’un des arts de la représentation, cette autre scène qui dédouble le réel pour mieux le signifier.
Et je n’insisterai pas sur la langue qui circule entre locuteurs et récepteurs et dont le sous-titrage, malgré sa dignité littéraire, ne donne qu’une traduction globale et synthétique, destinée à rendre à tout le moins intelligible le drame et l’intrigue. Car, en effet, il y a une échelle de degrés que parcourent les discours entre les longues odes médiévales sacrées et profanes, les formules religieuses et juridiques figées dans leur archaïsme, les ordres littéraires modernes qui vont de la voix du poète révolutionnaire au romancier hédoniste, de l’essayiste politique ou syndicaliste au journaliste engagé ; sans négliger les multiples nuances dialectales qui courent du tunisois zitounien à celui des faubourgs, du parler du Djérid ou du littoral méridional à celui des tribus qui erraient et campaient encore au bord des oueds creusant les steppes de Kairouan à Gafsa.
En plus, là aussi, au plan linguistique, le témoignage n’est pas d’ordre documentaire ou historique ; les trois concepts qui éclairent la scène seconde dédoublant le réel pour mieux l’expliciter (la surdéterrmination, la condensation, le déplacement) restent encore à l’œuvre. Je ne retiendrai qu’un seul exemple, celui des poèmes écrits par l’un des trois protagonistes, le fameux Abou Kacem Chabbi, le plus célèbre poète maghrébin auprès des Arabes, eh, bien ! les poèmes cités dans le film ne sont pas les poèmes autographes, ils sont récrits, pour être dépouillés du pathos et du lyrisme qui les colorent d’une palette romantique surannée : en somme, ils sont écartés de leur influence lamartinienne et déplacés vers la vision rimbaldienne, pour qu’en eux le sens de la révolte se condense et que par là ils se trouvent surdéterminés afin de mieux servir la portée de la rupture d’avec la tradition littéraire...

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